Les dix ans d’un média à part : Médiapart

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Date: 17 mai 2019
Auteur: Daniel Nadeau

Il faut être circonspect devant le silence des médias d’ici sur le dixième anniversaire du journal Web inédit que constitue Médiapart en France. Il est vrai que le modèle d’affaires de ce journal original et d’enquête se distancie des jérémiades de nos médias sur le déclin de leur modèle d’affaires et de la concurrence déloyale que leur offrent les grands du Net en exploitant leur contenu. Médiapart est un journal indépendant qui ne se finance qu’avec ses lecteurs et qui refuse de publier de la publicité. Un journal dont les seuls propriétaires sont ses lecteurs est une voie royale pour assurer son indépendance.

Comme l’écrit le président et cofondateur de Médiapart, Edwy Plenel, Médiapart est un phénomène en soi et qui est unique dans le monde. Son modèle est inspirant : « Premier média en ligne à s’être affirmé comme un journal à part entière, au point d’obliger l’État français à reconnaître, en 2009, par un décret de la République que la presse ne s’identifiait pas au support papier. Médiapart fut aussi le premier site d’information généraliste à défendre un modèle payant, sur abonnement mensuel ou annuel, alors que toutes latitudes, analystes, économistes et professionnels ne croyaient qu’au modèle gratuit, autrement dit à une gratuité financée par la publicité. Dix ans après sa création, notre journal affiche, depuis plusieurs exercices annuels, une rentabilité unique dans le secteur (un résultat net supérieur à 16 % du chiffre d’affaires) grâce à la fidélité de ses abonnés payants. Contrairement à la plupart des médias, il refuse toute recette publicitaire et n’accepte aucune subvention publique, ne dépendant ainsi ni du marché commercial ni de la puissance étatique. » (Edwy Plenel, La valeur de l’information : suivi de Combat pour une presse libre, Paris, Don Quichotte éditions, une marque des Éditions du Seuil, 2018, p. 13.)

Le slogan de Médiapart ferait l’envie du fondateur du journal Le Devoir Henri Bourassa qui voulait faire la lutte aux coquins, Médiapart clame pour décrire son indépendance économique radicale que : « Seuls nos lecteurs peuvent nous acheter ». (Loc.cit.) Cette autonomie radicale de Médiapart lui permet de vivre en totale indépendance des pouvoirs politiques et des puissances économiques. Il peut ainsi être la voix démocratique par excellence du peuple français et de tous les déshérités de la planète. Médiapart s’est servi de son indépendance pour pousser très loin le journalisme d’investigation et d’enquête et pour dénoncer les puissances de ce monde. « En dix ans, Médiapart aura imposé dans le débat public nombre de questions ignorées ou de sujets délaissés, de la fraude fiscale au harcèlement sexuel en passant par la corruption mafieuse » (Ibid. p. 18).

Ce n’est pas sans heurts que les gens de Médiapart ont pu exercer leur indépendance. À plusieurs reprises, Médiapart a dû se battre bec et ongles sur le terrain judiciaire pour imposer la légitimité et le sérieux de ses informations. (Ibid. p. 19.)

Médiapart est une expérience qui mérite d’être racontée et c’est ce que nous offre son directeur Edwy Plenel dans un livre tout juste publié que j’ai déjà cité abondamment dans ce court texte. Médiapart compte sur 140 000 abonnés payants qui paient en moyenne 225 $ canadien. Un journal construit sur un modèle unique d’enquêtes, de journalisme sérieux et avec un espace d’interaction important avec ses lecteurs qui voient leur contribution publiée sur le site Web de Médiapart. Symbole de son époque Médiapart est « le prototype de ce que pourrait être une nouvelle presse de qualité au siècle de l’ère digitale » (Ibid. p. 17). Appuyé sur des valeurs exemplaires, Médiapart fait figure de pionnier en ce 21e siècle et s’appuie sur des valeurs hautement prisées dans le monde libéral : « Notre but était précisément de défendre la valeur, dans toutes ses dimensions, celle de notre métier comme celle des finalités qui le légitiment : valeur de l’information, valeur de l’enquête, valeur du journalisme, valeur du participatif, valeur de la démocratie, valeur d’un public, valeur d’une entreprise, etc. C’est ainsi que, paradoxalement, nous ne cherchions pas tant à réussir qu’à démontrer : prouver que, sur Internet, ses divers supports et ses multiples réseaux, la presse pouvait renouer avec le meilleur de sa tradition et parvenir à vivre du seul soutien de ses lecteurs ». (loc. cit.)

Avec ses 140 000 abonnés payants, une pointe de 150 000 a déjà été atteinte, Médiapart a fait la démonstration de sa capacité de faire vivre son modèle d’affaires. Les quotidiens les plus prestigieux de France comme Le Monde avec 247 525 éditions payantes imprimées et Web et Le Figaro avec ses 236 994 éditions payantes sont les seuls qui dépassent les résultats de Médiapart. Même le prestigieux Libération fait moins avec 50 790 éditions payantes.

Médiapart est un vrai succès. Laissons à Plenel le soin de résumer sa situation au moment de la célébration de son dixième anniversaire : « La jeune et brève histoire de Médiapart fait partie de ces nombreuses volontés citoyennes qui résistent à ce sombre scénario [les pires scénarios découlant de l’âge numérique et la montée des droites multiples], refusant l’inéluctabilité de cette régression sans pour autant, l’exclure. Si novatrice soit-elle, ce n’est sans doute qu’une contribution parmi d’autres. Mais j’ai voulu en tirer quelques enseignements utiles à toutes les bonnes volontés qui cherchent les voies d’une refondation démocratique de l’écosystème médiatique en inventant des réponses nouvelles à la crise d’indépendance et de qualité de l’information. Mon seul souci est que nous soyons à la hauteur du défi que doivent affronter nos démocraties, qui, à force de se laisser dépérir, prennent le risque de se renier. Car la défaite du journalisme annonce toujours le recul de la liberté. » (Ibid, p. 22 et 23.)

Quelle leçon à tirer pour nous au Québec de cette expérience novatrice et singulière de Médiapart? Simplement constater que chez nous l’audace et l’innovation ne sont guère présentes en matière de recherche de nouveaux modèles d’affaires pour les médias. Nous sommes plutôt retranchés derrière nos vieilles habitudes de demander l’aide de l’État au prix peut-être de renier un peu de liberté et d’indépendance si essentielle aujourd’hui dans notre monde. S’affranchir des puissances économiques et des pouvoirs publics devrait être notre principale motivation à nous inventer de nouveaux modèles de médias et surtout à nous assurer que nous serons en mesure de réinventer notre démocratie pour la mettre au service du plus grand nombre.

À lire absolument : Edwy Plenel, La valeur de l’information : suivi de Combat pour une presse libre Paris, Éditions Don Quichotte, Seuil, 2018, 243 p.

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