L’opinion publique : comprendre sa nature et son influence 4

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Date: 26 avril 2019
Auteur: Daniel Nadeau

La réplique de Jurgen Habermas

Pour Habermas, les mutations structurelles de la sphère publique s’inscrivent dans le processus de transformation de l’État :

« Cette construction constitutionnelle de la relation entre une puissance publique grandissante, les libertés à une société comme sphère, des échanges économiques (witschaftsgesellshaft) organisés selon le droit privé est redevable, d’une part, à la théorie libérale des droits fondamentaux de la période du Vormärz (période antérieure à la Révolution de 1848) qui – avec une intention clairement politique – a soutenu une séparation rigide entre droit public et droit privé, et, d’autre part, aux conséquences de l’échec de la « double révolution allemande de 1848-1849 (Wehler), c’est-à-dire au développement d’un État constitutionnel sans démocratie[i]. »

Si le modèle allemand accuse un certain retard démocratique, c’est que « l’État, comme organisation de la domination, reposait pour ainsi dire en lui-même, c’est-à-dire sociologiquement porté par la royauté, la bureaucratie et l’armée, en partie aussi par la noblesse en tant que telle, il était séparé, sur le plan organisationnel et institutionnel, de la société représentée par la bourgeoisie[ii] ».Habermas

Ce commentaire de Habermas n’est pas inintéressant si l’on applique ce modèle au Bas-Canada au moment de l’alliance entre l’aristocratie foncière, l’Église catholique et la royauté. Peut-être pourrions-nous observer un phénomène similaire au Bas-Canada à celui décrit par Habermas pour l’Allemagne du xixe siècle. Cela pourrait se confirmer selon les pistes de recherche tracées par Allan Greer. Certes, ce n’est pas là signe de l’absence de démocratie ou de délibérations, mais plutôt d’une forme particulière de l’espace public qui, de l’avis même de Habermas, doit être compris à la lumière de l’état des forces productives et des rapports sociaux qui prennent forme dans une formation sociale particulière.

Pour Habermas, ce qui semble clair c’est que « l’idée d’une auto-organisation canalisée par la communication publique entre les membres librement associés de la société exige (dans un premier sens) qu’elle doit surmonter cette division entre État et société esquissée par Böckerforte[iii] ».

Autre élément important pour Habermas, exception faite de cette remarque construite dans la perspective du droit, c’est la différentiation d’une économie régulée par le marché à partir des ordres prémodernes de pouvoir politique qui a accompagné, depuis le début des temps modernes, l’imposition graduelle du mode de production capitaliste et la formation des bureaucrates étatiques modernes. Dans la vision rétrospective de du libéralisme, ces développements trouvent leur aboutissement dans l’autonomie d’une société civile au sens de Hegel et Marx, c’est-à-dire dans l’autorégulation marchande d’une sphère des échanges économiques (Wirtschattsgesellschaft organisée par le droit privé et garanti par le droit constitutionnel)[iv].

Mais ces précisions ne suffisent pas à épuiser les contradictions du modèle habermassien. Ainsi, son modèle n’applique pas le renversement de tendances qui s’opère à la fin du xixe siècle. L’interpénétration de l’État et de l’économie prive de son fondement le modèle social du droit privé bourgeois et de la compréhension libérale des droits de l’homme.

Habermas juge que cela peut trouver une explication. La société civile a toujours été opposée à la puissance publique ou au gouvernement en tant que sphère strictement privée.

« Selon la compréhension de la société civile propre au début de la modernité comme société stratifiée en différentes professions, la sphère des échanges et du travail social, aussi bien que le foyer déchargé des fonctions productives, et la famille pouvaient être adjugés, indistinctement, à la sphère privée de la société civile, tous deux étaient structurés de façon parallèle; la position et la marge de liberté des propriétaires privés dans le processus de production constituaient la base d’une autonomie privée qui avait son pendant quasiment psychologique dans la sphère intime de la famille restreinte[v]. »

Habermas nous parle alors d’émancipation sociale des couches inférieures qui mènent à la polarisation progressive de la sphère sociale et de la sphère intime.

« Le domaine de la vie privée, caractérisé par la famille, les rapports de voisinage, la sociabilité en général par ses formes de relations informelles, ne se différencie pas simplement en même temps, il se modifie de façon spécifique pour les différentes couches sociales, sous l’influence de ces tendances à long terme que constituent l’urbanisation, la bureaucratisation, la conceptualisation industrielle, et enfin la transformation de la consommation de masse liée au développement du temps libre.

Après l’universalisation de l’égalité des droits civiques, l’autonomie privée des masses ne pouvait plus, comme celle de ces personnes privées qui s’étaient unies en public des citoyens dans les associations de la sphère publique bourgeoise, trouve sa base sociale dans la détention de la propriété privée.

Il est vrai que le potentiel d’auto-organisation sociale virtuellement contenu dans une sphère publique étendue avait été libéré, les masses mobilisées au plan culture et politique auraient dû y revendiquer de fait leurs droits de communication et de participation. Mais, même sous des conditions de communication idéale, c’est seulement dans la mesure où les masses économiquement défavorisées pouvaient acquérir un équivalent à l’autonomie sociale procurée par la propriété privée que l’on aurait pu attendre d’elle une contribution à la formation spontanée d’expressions et de volontés.

Sans doute, les masses défavorisées ne pouvaient-elles plus prendre en main les conditions sociales de leur existence privée par leur participation aux échanges, régulés par le droit privé, des marchandises et des capitaux. La consolidation de leur autonomie privée dépendait des garanties statutaires offertes par l’État social. Mais cette autonomie privée dérivée n’aurait pu constituer l’équivalent de l’autonomie privée originaire fondée sur la propriété que dans la mesure où les citoyens, en tant que clients de l’État social, auraient bénéficié de ces garanties statutaires comme des garanties qu’ils se seraient accordées eux-mêmes en tant que citoyens d’un État démocratique. Or, cela ne semblait possible qu’à condition que le contrôle démocratique puisse s’étendre au processus économique dans son ensemble[vi]. »

 

[i] Jürgen Habermas, L’espace public – Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1992, p. X.

[ii] Ibid, à la p. xi.

[iii] Ibid.

[iv] Ibid., à la p. iii.

[v] Ibid.

[vi] Ibid, p. xiii et xiv.

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